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Mystique du papier
De Stan Phillips
 

Des téléphones cellulaires sonnent à l’opéra. Des courriels congestionnent les boîtes de réception. Des radios font du vacarme. La télévision nous fixe où que nous soyons. La Grande toile nous fait signe d’entrer dans son réseau de fibres numériques. Nous sommes arrivés dans l’âge des communications, et mis à part quelques réactionnaires, la plupart d’entre nous se sentent reconnaissants de ce progrès.

Mais hormis de louables essais pour comprendre la méthode de liposuccion appliquée à tante Betty, la possibilité de s’abîmer devant « La petite vie » avec des grignotines au fromage et un coke, le fait de capter « Jazz soliloque » avec Gilles Archambault, ou de naviguer dans l'internet pour découvrir où acheter les nouveaux « bocs » de Harry Potter, à quoi sert donc le pouvoir des
communications ? Quand les communications de masse ont-elles débuté ? Et qu’est-ce que tout cela a à voir avec le papier ?

Historiquement parlant, une bonne part des hommes se sont longtemps vus privés de moyens d’expression. L’écriture avait bien été découverte par plusieurs civilisations de la Vallée de la Mésopotamie, mais qu’avaient-elles pour fixer leur pensée ? Des tablettes d’argile (imaginons chacune des quelque huit cents pages de Guerre et paix de Tolstoï gravée sur les tuiles d’un immense plancher de céramique). N’y furent bien entendu inscrites que des choses de la première importance, habituellement reliées au commerce.

Ce fut en Égypte qu’advint une première surface d’écriture à la fois légère et souple : le papyrus, sorte de trame fabriquée à partir d’un roseau. Désormais, le marquage de la pensée pouvait être fait avec de l’encre et une pointe par à peu près n’importe qui sur un matériel facilement accessible et relativement peu coûteux. Cela révolutionna les moyens développés pour conserver et transmettre la connaissance. Tout à coup le savoir devenait inscriptible par les uns, et lisible par les autres dans un temps et un lieu éloigné. Cette invention conduisit à l’avènement du livre, qui ne tarda pas à pulluler en Égypte. Tellement que ce pays se vit bientôt obligé de construire des lieux pour les entreposer : d’où la bibliothèque d’Alexandrie, plus tard détruite par le feu, que les historiens considèrent de nos jours avec révérence et regrets.

La supériorité des connaissances préservées d’une manière aussi pratique fit éventuellement l’envie des voisins. Mais le Pharaon n’était pas dupe. Il savait qu’il disposait d’une surface d’écriture sans égale, et il n’était pas disposé à la vendre à ses ennemis. Ce ne fut pas avant le deuxième siècle avant Jésus-Christ qu’un support concurrent fut mis au point : le parchemin, fabriqué à partir de peaux de veau, de chèvre ou de mouton, qui présentaient l’avantage additionnel de pouvoir être effacé.

Bien qu’ils représentassent un grand progrès relativement aux tablettes d’argile, autant le papyrus que le parchemin se révélaient encore assez chers et longs à fabriquer. Il fallut attendre le premier siècle de notre ère pour que les Chinois arrivent avec une troisième surface d’écriture souple et légère : le papier. Nettement plus facile à fabriquer et beaucoup moins coûteux, ce dernier donna au monde le premier véhicule de la communication de masse. Plusieurs songent à Gutenberg, l’inventeur de la presse d’imprimerie, comme au père de la technologie qui a permis de disséminer le savoir. Et cela est vrai, mais seulement à moitié. L’idée de presser des fontes serait inconcevable sans avoir obtenu d’abord du papier.

C’est pourquoi ce dernier prend une signification mystique pour quiconque a jamais tenu un livre pour y apprendre quelque chose. Ce dérivé de la pulpe a démocratisé la connaissance. Avant l’impression, seulement une petite fraction des êtres humains pouvait lire et écrire ; de nos jours, il en reste peu à ne pouvoir le faire dans les pays développés. D’une certaine façon, au plus profond de nous-mêmes, nous reconnaissons une dette envers le papier. Le monde du savoir, la connaissance du monde sont devenus accessibles à chacun, dans une large mesure, grâce à un formidable support d’écriture, flexible et souple, appelé… papier !