En prenant la
parole devant vous, je mesure l'honneur qui m'est fait et la
difficulté de parler en dernier lieu lors d'une telle
manifestation. Une intervention finale, habituellement, fait
la synthèse de ce qui s'est dit et, à partir de là, se doit
d'ouvrir des perspectives, si possible encourageantes…Or je ne
suis à Montréal que depuis hier, et donc bien loin d'avoir
suivi tous les débats. En outre, si j'ai eu souvent par mes
fonctions à la Réserve l'occasion d'être confronté au "choix
de relier", c'est la première fois que l'occasion m'est donnée
de m'exprimer sur cette question.
Je partirai évidemment de la situation française, qui est
peut-être emblématique mais qui n'est pas généralisable, et de
mon expérience à la Réserve des livres rares de la BNF. Pour
ceux qui l'ignoraient, la Réserve a la mission, depuis environ
deux siècles, de réunir, de conserver et de communiquer les
livres les plus précieuxde l'ancien département des imprimés.
Ses 150 000 volumes sont relativement modestes en nombre, mais
forment une collection d'un intérêt patrimonial exceptionnel,
excédant largement les frontières de l'Hexagone, par sa
richesse en livres rares italiens, allemands, espagnols et
même néerlandais, pour m'en tenir aux pays voisins de la
France. C'est en outre la première collection française de
livres reliés et l'une des plus considérables au monde d'un
point de vue historique. De ce fait, la reliure est une
préoccupation à laquelle les conservateurs de ce département
sont confrontés tous les jours, qu'il s'agisse du catalogue,
del'étude ou de la restauration des livres reliés, mais encore
de leur acquisition ou de la commande des reliures, ainsi que,
plus prosaïquement, de la communication de ces volumes aux
lecteurs et des angoisses que cela occasionne.
En France, comme vous le savez sans doute, les relieurs d'art
n'agissent pas de leur propre initiative. Ils dépendent des
commandes que leur passent les amateurs. Ceux-ci, qui sont au
nombre de quelques centaines au grand maximum, confient aux
relieurs les plus actifs des livres de toutes sortes :
reliures à grand décor mais aussi travaux plus simples,
jusqu'au jansénistes ou aux "RIM" de Jean de Gonet. La reliure
est encore une pratique naturellement liée aux usages du
livre. Elle n'est pas devenue - et il est à souhaiter qu'elle
ne le devienne pas - un exercice solitaire du relieur sur un
support qu'il aurait lui-même choisi, sans autre raison que
d'exprimer sa créativité indépendamment des contraintes d'une
clientèle comme le veut le "métier". Une telle évolution,
outre qu'elle signifierait la fin de celui-ci, marquerait
surtout la disparition en France d'une bibliophilie active,
celle qui justifie par sa passion la créativité en retour des
relieurs les plus talentueux.
Or, force est de constater que si le monde de la reliure
semble particulièrement vivant, je veux dire constamment en
réunions, les bibliophiles semblent étrangement absents de
celles-ci et leur position n'est presque jamais évoquée à ces
occasions. S'il n'est pas exclu qu'elle paraisse à certains
difficile à appréhender et donc à formuler, il est plus
probable que le silence dont on la couvre serve à cacher en
fait une attitude qui, en exaltant l'autonomie créatrice du
relieur, jugerait sans importance le point de vue des
commenditaires, ou bien, considérant que l'adhésion de ceux-ci
va de soi, ne jugerait pas nécessaire de s'attarder sur un
groupe condamné à suivre et nécessairement à adhérer. Je
crains qu'en feignant d'ignorer que le choix de relier repose
pour l'essentiel sur ces amateurs, on ne se cache aussi
certains des problèmes cruciaux de la reliure
d'aujourd'hui.
En France, la
situation de la reliure s'inscrit dans un cadre plus large
qu'elle-même et dépend d'un contexte qui inclut les éditeurs,
les artistes, les auteurs, les lecteurs même dès que ceux-ci
manifestent aux formes du livre un certain intérêt - on en
revient par là aux bibliophiles...Il me semble évident que si
la reliure comme pratique, comme art d'agrément se développe,
les résistances qu'elle rencontre croissent d'autant. On
attribuera celles-ci à l'ignorance: à ne plus voir de reliure
dans son monde de livres, on en perd le besoin, même l'idée.
Certains éditeurs de livres de luxe, qui avaient comme règle
auparavant de laisser leurs éditions en feuilles, sous une
couverture discrète, dans des emboîtages d'attente,
prétendent, comme Iliazd il y a trente ans, réaliser un objet
complet qui laisse peu de place à une intervention extérieure:
d'où ces éditions déjà reliées ou, pire, ne pouvant pas l'être
car la boîte, décorée par l'artiste ou contenant une oeuvre
«originale», y fait obstacle. Quand il s'agit de textes non
illustrés, le sentiment se répand que les livres brochés, même
ceux en feuillets libres sous couverture, puisqu'ils ont été
publiés ainsi doivent demeurer tels. Protéger l'intégrité du
volume des interventions «extérieure», donc du relieur perçu
comme intrus, est la conséquence d'une considérable
réévaluation des aspects formels du livre.
Longtemps ceux-ci
dépendirent étroitement de l'imprimeur. L'auteur eut son mot à
dire. L'éditeur ensuite employa pour se charger de ces
questions un directeur artistique, considéré plutôt comme un
technicien de la lisibilité ou de l'«accroche». Rien de tout
cela n'aurait fait de l'espace du livre un territoire sacré,
si n'était apparu ce qui fut appelé, à tort ou à raison, les
«livres d'artistes». Le mot plus que la chose, car nous savons
quels «artistes» opéraient souvent en réalité: l'auteur,
l'imprimeur, l'éditeur, quelquefois même le peintre...Ce terme
apparu vers 1900, repris aux États-Unis pour désigner les
livres illustrés par les peintres, puis contredit par celui
d'«artists' books», enfin noyé dans les significations les
plus confuses, ce terme eut au moins la vertu de laisser
entendre que l'art dans le livre ne se limitait plus aux
images qui en ornaient les pages, ou aux différentes
composantes envisagées isolément ou par addition (typographie
+ illustrations + reliure) mais au volume entier considéré
comme un fait artistique global. Objet d'art au même titre
qu'un tableau, le «livre d'artiste» ne saurait souffrir
d'autre reliure que celle qui se limiterait à n'être qu'une
sorte d'«encadrement» du volume: simple support, discret faire
valoir. Même si l'emprise des «livres d'artistes» en France
apparaît bien faible en comparaison avec d'autres
pays, cette nouvelle culture de l'art du livre est beaucoup
plus répandue qu'on ne croit. Elle a même sur les relieurs un
impact sensible: d'où le recul général du décor, l'allégement
du corps d'ouvrage, l'intérêt dominant pour les solutions
techniques renouvelant l'approche physique du volume, la
discrétion surtout...Dans le même temps qu'un nouvel espace
artistique semble s'être ouvert pour le livre, les relieurs
qui osent s'y avancer sont invités à s'en tenir à une pratique
minimale, quasi fonctionnelle de leur métier.
Cette situation
nouvelle, relativement inquiétante pour ceux qui gardent en
mémoire certains côtés flamboyants de la reliure des cinquante
dernières années, se complique d'un autre aspect. Depuis plus
d'un siècle, les amateurs français commanditaires de reliures
se divisent en deux groupes selon la part des livres à images
de leur collection. Les bibliophiles littéraires ont une
approche de la reliure où dominent les fonctions d'usage. Ils
donnent à relier leurs livres pour les protéger, et veuillent
seulement à ce que cette intervention se fasse avec élégance
et en respectant certains codes. Les collectionneurs qui
s'intéressent plus aux formes d'art dans le livre ont préféré
les reliures plus spectaculaires parlantes, se donnant
elles-mêmes comme des images. Ces derniers amateurs
constituèrent le principal de la clientèle des relieurs
décorateurs, de Marius-Michel à Georges Leroux, en passant par
Pierre Legrain, Rose Adler, Paul Bonet, Henri Creuzevault,
etc. Ces collectionneurs acquéraient des livres de grand
format, souvent colorés et chers la plupart du temps, qui
procuraient aux relieurs des surfaces idéales pour des travaux
où la dépense n'était guère limitée, quand cette catégorie
d'éditions était portée par le mouvement ascendant du marché.