Carnet d'adresses et de liens  | Glossaire et vocabulaire


Retour aux recueil des articles et des textes


Le choix de relier
par Antoine Coron


En prenant la parole devant vous, je mesure l'honneur qui m'est fait et la difficulté de parler en dernier lieu lors d'une telle manifestation. Une intervention finale, habituellement, fait la synthèse de ce qui s'est dit et, à partir de là, se doit d'ouvrir des perspectives, si possible encourageantes…Or je ne suis à Montréal que depuis hier, et donc bien loin d'avoir suivi tous les débats. En outre, si j'ai eu souvent par mes fonctions à la Réserve l'occasion d'être confronté au "choix de relier", c'est la première fois que l'occasion m'est donnée de m'exprimer sur cette question.

Je partirai évidemment de la situation française, qui est peut-être emblématique mais qui n'est pas généralisable, et de mon expérience à la Réserve des livres rares de la BNF. Pour ceux qui l'ignoraient, la Réserve a la mission, depuis environ deux siècles, de réunir, de conserver et de communiquer les livres les plus précieuxde l'ancien département des imprimés. Ses 150 000 volumes sont relativement modestes en nombre, mais forment une collection d'un intérêt patrimonial exceptionnel, excédant largement les frontières de l'Hexagone, par sa richesse en livres rares italiens, allemands, espagnols et même néerlandais, pour m'en tenir aux pays voisins de la France. C'est en outre la première collection française de livres reliés et l'une des plus considérables au monde d'un point de vue historique. De ce fait, la reliure est une préoccupation à laquelle les conservateurs de ce département sont confrontés tous les jours, qu'il s'agisse du catalogue, del'étude ou de la restauration des livres reliés, mais encore de leur acquisition ou de la commande des reliures, ainsi que, plus prosaïquement, de la communication de ces volumes aux lecteurs et des angoisses que cela occasionne.

En France, comme vous le savez sans doute, les relieurs d'art n'agissent pas de leur propre initiative. Ils dépendent des commandes que leur passent les amateurs. Ceux-ci, qui sont au nombre de quelques centaines au grand maximum, confient aux relieurs les plus actifs des livres de toutes sortes : reliures à grand décor mais aussi travaux plus simples, jusqu'au jansénistes ou aux "RIM" de Jean de Gonet. La reliure est encore une pratique naturellement liée aux usages du livre. Elle n'est pas devenue - et il est à souhaiter qu'elle ne le devienne pas - un exercice solitaire du relieur sur un support qu'il aurait lui-même choisi, sans autre raison que d'exprimer sa créativité indépendamment des contraintes d'une clientèle comme le veut le "métier". Une telle évolution, outre qu'elle signifierait la fin de celui-ci, marquerait surtout la disparition en France d'une bibliophilie active, celle qui justifie par sa passion la créativité en retour des relieurs les plus talentueux.

Or, force est de constater que si le monde de la reliure semble particulièrement vivant, je veux dire constamment en réunions, les bibliophiles semblent étrangement absents de celles-ci et leur position n'est presque jamais évoquée à ces occasions. S'il n'est pas exclu qu'elle paraisse à certains difficile à appréhender et donc à formuler, il est plus probable que le silence dont on la couvre serve à cacher en fait une attitude qui, en exaltant l'autonomie créatrice du relieur, jugerait sans importance le point de vue des commenditaires, ou bien, considérant que l'adhésion de ceux-ci va de soi, ne jugerait pas nécessaire de s'attarder sur un groupe condamné à suivre et nécessairement à adhérer. Je crains qu'en feignant d'ignorer que le choix de relier repose pour l'essentiel sur ces amateurs, on ne se cache aussi certains des problèmes cruciaux  de la reliure d'aujourd'hui.

En France, la situation de la reliure s'inscrit dans un cadre plus large qu'elle-même et dépend d'un contexte qui inclut les éditeurs, les artistes, les auteurs, les lecteurs même dès que ceux-ci manifestent aux formes du livre un certain intérêt - on en revient par là aux bibliophiles...Il me semble évident que si la reliure comme pratique, comme art d'agrément se développe, les résistances qu'elle rencontre croissent d'autant. On attribuera celles-ci à l'ignorance: à ne plus voir de reliure dans son monde de livres, on en perd le besoin, même l'idée. Certains éditeurs de livres de luxe, qui avaient comme règle auparavant de laisser leurs éditions en feuilles, sous une couverture discrète, dans des emboîtages d'attente, prétendent, comme Iliazd il y a trente ans, réaliser un objet complet qui laisse peu de place à une intervention extérieure: d'où ces éditions déjà reliées ou, pire, ne pouvant pas l'être car la boîte, décorée par l'artiste ou contenant une oeuvre «originale», y fait obstacle. Quand il s'agit de textes non illustrés, le sentiment se répand que les livres brochés, même ceux en feuillets libres sous couverture, puisqu'ils ont été publiés ainsi doivent demeurer tels. Protéger l'intégrité du volume des interventions «extérieure», donc du relieur perçu comme intrus, est la conséquence d'une considérable réévaluation des aspects formels du livre.

Longtemps ceux-ci dépendirent étroitement de l'imprimeur. L'auteur eut son mot à dire. L'éditeur ensuite employa pour se charger de ces questions un directeur artistique, considéré plutôt comme un technicien de la lisibilité ou de l'«accroche». Rien de tout cela n'aurait fait de l'espace du livre un territoire sacré, si n'était apparu ce qui fut appelé, à tort ou à raison, les «livres d'artistes». Le mot plus que la chose, car nous savons quels «artistes» opéraient souvent en réalité: l'auteur, l'imprimeur, l'éditeur, quelquefois même le peintre...Ce terme apparu vers 1900, repris aux États-Unis pour désigner les livres illustrés par les peintres, puis contredit par celui d'«artists' books», enfin noyé dans les significations les plus confuses, ce terme eut au moins la vertu de laisser entendre que l'art dans le livre ne se limitait plus aux images qui en ornaient les pages, ou aux différentes composantes envisagées isolément ou par addition (typographie + illustrations + reliure) mais au volume entier considéré comme un fait artistique global. Objet d'art au même titre qu'un tableau, le «livre d'artiste» ne saurait souffrir d'autre reliure que celle qui se limiterait à n'être qu'une sorte d'«encadrement» du volume: simple support, discret faire valoir. Même si l'emprise des «livres d'artistes» en France apparaît bien faible en comparaison  avec d'autres  pays, cette nouvelle culture de l'art du livre est beaucoup plus répandue qu'on ne croit. Elle a même sur les relieurs un impact sensible: d'où le recul général du décor, l'allégement du corps d'ouvrage, l'intérêt dominant pour les solutions techniques renouvelant l'approche physique du volume, la discrétion surtout...Dans le même temps qu'un nouvel espace artistique semble s'être ouvert pour le livre, les relieurs qui osent s'y avancer sont invités à s'en tenir à une pratique minimale, quasi fonctionnelle de leur métier.

Cette situation nouvelle, relativement inquiétante pour ceux qui gardent en mémoire certains côtés flamboyants de la reliure des cinquante dernières années, se complique d'un autre aspect. Depuis plus d'un siècle, les amateurs français commanditaires de reliures se divisent en deux groupes selon la part des livres à images de leur collection. Les bibliophiles littéraires ont une approche de la reliure où dominent les fonctions d'usage. Ils donnent à relier leurs livres pour les protéger, et veuillent seulement à ce que cette intervention se fasse avec élégance et en respectant certains codes. Les collectionneurs qui s'intéressent plus aux formes d'art dans le livre ont préféré les reliures plus spectaculaires parlantes, se donnant elles-mêmes comme des images. Ces derniers amateurs constituèrent le principal de la clientèle des relieurs décorateurs, de Marius-Michel à Georges Leroux, en passant par Pierre Legrain, Rose Adler, Paul Bonet, Henri Creuzevault, etc. Ces collectionneurs acquéraient des livres de grand format, souvent colorés et chers la plupart du temps, qui procuraient aux relieurs des surfaces idéales pour des travaux où la dépense n'était guère limitée, quand cette catégorie d'éditions était portée par le mouvement ascendant du marché.